UN APRES-MIDI DE CHIEN : VIVRE SANS TENDRESSE

  Quatre ans après leur première collaboration sur "Le Parrain" de Francis Ford Coppola, Al Pacino et John Cazale se donne à nouveau la réplique sous la direction de Sidney Lumet dans "Un après-midi de chien". Inspiré d'un fait divers relatant un braquage de banque ordinaire virant au tapage médiatique, le film rafle cette année-là toutes les récompenses des Oscars et des Golden Globes. Le réalisateur, adepte du cinéma qui hante les rues encrassées par la réalité et la misère sociale, s’amourache de la portée sociétale du casse et le transforme en porte-étendard d'un mal-être américain.   Synopsis :  Sonny et Sal entrent dans une banque par une chaude après-midi de l'été 1972 avec l'intention de faire un casse aussi rapide que lucratif. Entre désertion, improvisations et curiosités malvenues, le braquage vire à la prise d'otage ne laissant d'autres choix que la négociation ou la mort.    Les faits divers, et notamment ceux mettant en scène de

CRIMES OF THE FUTURE : DERNIERES FRONTIERES

Huit ans après son dernier film, le maître des mutations physiques et de la dissection psychique David Cronenberg revient sur grand écran avec "Crimes Of The Future". Vieux de vingt ans, ce projet du cinéaste est resté dormant dans les cartons de son producteur, attendant que le réalisateur trouve à nouveau l'envie de réaliser un long-métrage. Présenté lors de l'édition 2022 du Festival de Cannes, le retour tant attendu a été boudé par le jury et a récolté des sorties de salles de spectateurs choqués, elles étaient anticipées par son auteur qui estimait en interview que celles-ci devaient survenir dans les dix premières minutes.

 

SYNOPSIS :  

Dans une réalité alternative, le monde s'est effondré sous le poids de ses évolutions. L'humain a cessé de souffrir et la société s'est délitée pour se recentrer sur l'humain et sa transformation. Dans cet écrin, Saul Tenser et sa complice Caprice, des artistes performeurs font pousser des organes à l'intérieur du corps de Saul, les tatouent, et procèdent à leur ablation devant une foule de voyeurs... Ou de spectateurs. 

Dès son synopsis, le doute n'est plus permis, nous nous trouvons bel et bien face à du Cronenberg à l'état pur. Modification du corps humain, corps social en évolution, invitation à la réflexion sur ce qui définit notre nature, tout nous rappelle les œuvres précédentes du réalisateur et les thèmes abordés ne tarderont pas à nous faire penser à des titres comme "Videodrome", "eXistenZ" ou encore "Crash !". La société décrite dans ce nouvel opus de l'évolution cronenbergienne s'est effondrée. Le premier plan du film nous place devant un enfant jouant sur une plage avec en arrière-plan la carcasse d'un paquebot échoué, symbole d'un monde habitué à ses propres ruines. Mais au-delà de la simple déchéance de la société, c'est aussi l'extinction de toutes les frontières d'exploration de l'humanité. L'espèce s'étant, par ses propres négligences, condamnée à rester sur une Terre qu'elle ne connaît que trop bien et qui ne l'amuse plus, elle se tourne vers l'exploration de la seule chose qui lui reste, son corps. Le réalisateur réutilise ici l'une de ses notions obsessionnelles : la beauté intérieure. Au milieu des ruines et dans des corps en constante évolution, l'art se tourne vers l'intérieur des corps. Si nos jugements reposent souvent sur l'enveloppe extérieure des individus, David Cronenberg se plaît à imaginer ce que pourrait donner une vie sociale où, l'aspect de nos organes et de nos entrailles serait également un critère de reconnaissance, voire même de beauté. 

 

Pour créer cette réalité sociale, le cinéaste fait évoluer nos morphologies. Dépourvu de la douleur, l'humain peut ouvrir son corps à la vue de tous et appliquer de l'esthétique à nos faces cachés. Ainsi, le tatouage ne s'applique plus uniquement à la peau, mais également aux organes. Des tatouages réalisés au travers de la peau par le biais d'une pénétration de la chair propre à une imagerie bien connue du cinéma de son auteur. Cronenberg aborde ici un autre thème majeur de son œuvre : que devenons-nous une fois privé de nos souffrances ? Spécialiste des questions sans réponse, le cinéaste donne à cette absence de douleur une force transformatrice. Loin de libérer l'humain des affres de la souffrance, cette évolution le plonge dans un désarroi profond qui le pousse à rechercher des sensations disparus. Cette recherche change également son rapport à la sexualité. Si les baisers sont devenus "du vieux sexe", la découpe du corps et la recréation d'une douleur inexistante remplacent les rapports charnels. Des cris de douleur et de jouissance qui ne peuvent qu'être induits psychologiquement, mais qui donnent à ses personnages l'impression d'être à nouveau humains. 

En-dehors de ce questionnement sur la place de la douleur dans notre nature, c'est également une interrogation sur l'art qui s'opère tout au long de l’œuvre. Chez Cronenberg, l'art est intimement lié à la réalité (et à la sexualité), il est le repère de ses sociétés et les accompagne dans leurs évolutions. Après la télévision, le jeu vidéo et la technologie en général qu'il abordait dans ses précédents travaux, c'est le corps qui devient la réalité de cette société comme l'indiqueront des écrans autour d'une performance. Alors que la société trouvait à chaque étape une nouvelle technologie lui permettant d'assouvir ses envies et ses plaisirs, dans "Crimes Of The Future" cette technologie est dépassée. Les machines organiques imaginées par le réalisateur sont des reliques d'une époque passée (la table d'autopsie) ou devenues trop perfectionnées pour être dépassées (le lit de Saul). Le corps devient donc la dernière technologie et l'humain se met à produire lui-même de nouveaux organes capables de le distraire et de lui rendre un semblant de surprise dans son avenir. Liant ces performances à une certaines formes de sexualité et de plaisir interdit, Cronenberg leur offre un traitement rappelant nos propres vices sociétaux non assumés et réprouvés. L'art se partage donc dans des caves obscures, avec un ensemble de spectateurs plus perturbants et dérangeants les uns que les autres. Son dévoiement se poursuit dans des ruelles sombres ou des créatures charnelles offrent leurs corps à découper, savant mélange de drogue et de prostitution d'une époque nouvelle. 

 

Dans ce parallèle entre incision et art, David Cronenberg se personnifie dans l'artiste Saul Tenser (incarné par Viggo Mortensen) et se questionne sur la place de son cinéma dans notre époque ultra franchisée. Lors d'interviews pour la sortie du film, le cinéaste s'interrogeait sur le côté transgressif des robots et corps mutants à l'heure où les spectateurs se groupent en masse pour voir un homme-araignée ou un milliardaire en armure robotique volant pour sauver l'univers. C'est l'idée qu'il laisse transparaître dans la scène de l'homme aux dizaines d'oreilles sur le corps. Devant ses oreilles inopérantes peuplant le corps de l'artiste, une femme tentera une comparaison avec les organes pleinement fonctionnels de Saul, rappelant que l'art n'est pas uniquement affaire de transgressions gratuites, mais aussi d'une utilité et d'une force qui lui donne sa valeur. Pourtant, Saul ressent le besoin d'évoluer, de se renouveler. Ce besoin s'exprime dans sa relation avec Caprice (Léa Seydoux) la compagne qui trouve dans son art un plaisir infini,  mais aussi dans celle qu'il entretient avec Timlin (Kristen Stewart), la groupie qui rêve de l'aider à dépasser son art. Un tiraillement sur lequel le cinéaste pose l'avenir de son cinéma : continuer avec ses œuvres transgressives ou accepter l'évolution et chercher en son sein de nouveaux horizons.

Qu'il est difficile d'aborder toutes les idées contenues par "Crime Of The Future" tant ce dernier fourmille de thèmes et de questionnements intéressants. Il serait encore possible de vous parler de la transformation sexuelle qu'il opère en retirant le genre de toute pratique sexuelle, celles-ci se concentrant désormais sur les organes qui n'obéissent à aucun genre, ou même d'aborder toute la symbolique écologiste qui se cache dans l'évolution représentée par l'enfant qui est née avec la capacité de manger et de digérer le plastique, "monstre" que nous avons créé et que nous devons devenir si nous voulons survivre à nos erreurs. Mais contentons-nous de dire que David Cronenberg signe un nouvel opus intelligent et travaillé, mais qui gagnerait à moins s'écouter parler pour se concentrer sur ses métaphores visuelles. Il n'en reste pas moins qu'il est très plaisant de retrouver le maître derrière sa caméra, et même si l'on est déjà très intéressé par la relève qui se profile dans son sillage en la personne de son fils Brandon, ou de son admiratrice Julia Ducournau, force est de constater que le presque octogénaire est toujours aussi pertinent dans sa vision des évolutions de notre société et parvient toujours avec brio à nous faire réfléchir avec ses monstres sur des thèmes pas si éloignés de nos préoccupations.

 

Laissez-vous pousser des paires d'oreilles et d'yeux supplémentaires et allez voir ce film, car après tout, rien ne vaut votre propre avis.  

 

25 mai 2022 en salle / 1h 47min / Science fiction, Thriller, Epouvante-horreur, Drame
De David Cronenberg
Par David Cronenberg
Avec Viggo Mortensen, Léa Seydoux, Kristen Stewart